« Salut ! » La chevelure bouclée d’Evan lui cachait la vue, alors il leva la tête pour voir son interlocutrice. S’il y avait bien une personne qu’il n’avait pas envie de voir à cet instant précis, c’était elle. Summer, sa très gentille – et très agaçante – camarade de classe. Avec son sourire indélébile, ses phrases toutes faites, son optimisme à toute épreuve et ses grands yeux bleu qui faisaient craquer n’importe qui, elle était insupportable. Surtout des jours comme celui-là, où il n'aspirait qu'à en vouloir à la Terre entière pour tout un tas de raisons aussi futiles qu'énervantes.
Summer. Même son prénom était une ode à la joie et au bonheur. Cette fille, c'était tout le contraire de lui. Seulement, il était trop poli pour l’ignorer. Sa mère l’avait bien élevé, il ne se voyait pas agir comme si elle n’existait pas. Il voulait qu’elle s’en aille, pas la blesser ni la faire pleurer.
« Salut. » Puis il reporta son regard sur le sol, faisant bouger les cailloux qui se trouvaient sous ses chaussures. Sa mine était boudeuse, ses yeux complètement éteints et le sourire qu’il arborait si souvent semblait s’être évanoui. Il espérait qu’elle comprendrait qu’elle n’était pas la bienvenue dans son espace vital et qu’elle déguerpirait en vitesse. Mais non. Au lieu de s’éloigner la fillette décida de prendre place à ses côtés, son bras frôlant le sien. Evan soupira.
« Pourquoi tu es triste ? » Pourquoi les filles étaient-elles toujours aussi bavardes ? Quoi qu’il arrive, elles passaient leurs temps à parler, à poser des dizaines de questions et à envenimer toutes les situations. La seule qui trouvait grâce à ses yeux, c’était sa mère. Mais elle, ce n’était pas une fille comme les autres. C'était une véritable héroïne, aussi belle, indépendante et forte que celles que l'on voyait dans les films.
« J’en sais rien. C’est comme ça, c’est tout. », répondit-il d’un ton las.
« C’est à cause de ton père ? » Le garçonnet se contenta d’un haussement d’épaules qui en disant long. Oui, une fois de plus, son chagrin était entièrement dû à son père. À l’absence de son père, pour être exact. C'était son seul problème mais il prenait tellement de place dans sa vie que parfois, il n'arrivait pas à trouver le sommeil. Son père était comme une ombre qui planait continuellement au-dessus de lui, l'empêchant d'avancer correctement.
« Peut-être qu’il va revenir, tu sais. Peut-être qu’il est parti en voyage et qu’il va rentrer bientôt. Peut-être même qu’il te ramènera un cadeau du pays où il a été ! Le mien, il part souvent. Mais il finit toujours par revenir. » Ses paroles étaient censées être réconfortantes mais elles ne l’étaient pas. Elles étaient simplement agaçantes. Et totalement débiles, qui plus est. Son père avait un poste important dans une multinationale. Évidemment qu’il partait souvent en voyages ! Mais ces voyages à lui, il ne dirait pas dix ans. Et il donnait des nouvelles de temps en temps. Le père d’Evan, lui, n’avait jamais pris la peine de le contacter. Pas même une carte d’anniversaire ou un coup de fil le jour de Noël. Rien, nada, silence radio. Ce n'était rien de plus qu'un fantôme qui le hantait en permanence et lui filait des sueurs froides.
« Peut-être que… » Cette fois, c’était trop. La patience d’Evan avait des limites et Summer venait juste les dépasser.
« Peut-être que tu devrais te taire parce qu’au fond, rien de ce que tu diras ne changera quelque chose. » Conscient d’avoir été un peu trop brusque, il se pinça les lèvres et baissant un peu les yeux. Il n’aimait pas manquer de respect aux gens – et surtout pas aux filles. Il ne souhaitait pas être méchant, il voulait juste qu’elle arrête de parler pour ne rien dire. Reportant son attention sur la fillette, il esquissa un semblant de sourire.
« Mon père est parti. Il nous a abandonné et il ne reviendra jamais. C’est tout. Tu n’y peux rien, moi non plus. C’est comme ça, ça fait partie de la vie. » Cette phrase, étonnamment mature, ne venait pas de lui mais de sa mère. À chaque fois qu’une mauvaise chose leur tombait sur le coin du nez, elle répétait sans cesse que « ce n’était la faute de personne », que cela « faisait partie de la vie » et qu’il fallait faire avec. Même s’il n’était pas vraiment certain de tout comprendre, Evan avait décidé d’en faire sa devise. Une mauvaise note au dernier contrôle de maths ? Ce n’était pas grave, cela faisait partie de la vie. Il en aurait bien d’autres (et des meilleures aussi, il l’espérait). Son équipe de base-ball qui perd le match le plus important de l’année ? C’était comme ça, il fallait faire avec. Cela aidait à relativiser toutes les situations.
« Je suis désolée », souffla Summer d’un air tellement embêté que le cœur du petit Evan se compressa malgré lui. Elle semblait sincère, comme si elle pouvait ressentir sa peine. Venant d’une fille qui avait une famille unie et tout ce qu’un enfant pouvait désirer, c’était assez inattendu. Sans trop savoir pourquoi, il n'appréciait pas trop les enfants de bonnes familles. Peut-être qu'inconsciemment, il les jalousait d'avoir tout ce que lui ne pourrait jamais avoir : des parents toujours ensemble et une famille soudée qui partagent de bons moments jour après jour.
« Bah, c’est pas grave. C’est pas ta faute, tu sais. » Puis il lui adressa un sourire, se leva d’un bond et attrapa sa main pour l’entraîner avec lui vers l’aire de jeu. Son moment de détresse était passé, maintenant, il voulait jouer et ne plus penser à rien.
+ + +
Evan attrapa son bouquin de droit et le rangea à la va-vite dans son sac à dos. Un rapide coup d’œil à son téléphone portable lui indiqua qu’il avait encore quelques minutes devant lui avant que son bus ne passe à l’arrêt le plus proche. Tant mieux, il n’avait pas envie de courir. Il enfila rapidement sa veste et quitta l’amphithéâtre où il venait de passer quatre heures d’affilées. Les cours de droit civil étaient intéressants, certes, mais il s’était tellement concentré qu’il était éreinté. Alors qu’il avançait hâtivement dans les allées bondées du campus, son téléphone se mit à sonner. Il s’arrêta, le cœur battant, et mit quelques secondes avant de sortir l’engin de la poche de son jean. Cette sonnerie, il avait appris à la détester. À chaque fois qu’elle retentissait, il craignait que ce soit l’hôpital qui lui annonce une mauvaise nouvelle. Tôt ou tard, cela arriverait sûrement. Mais il n’y était pas encore préparé – et ne le serait probablement jamais. Sa mère, la personne la plus importante de sa vie, était malade. Gravement malade. Un foutu cancer qui la rongeait de l’intérieur et l'obligeait à passer son temps allongée dans un lit médicalisé. Même s'il essayait de garder la face devant elle, Evan savait qu'il y avait de grandes chances pour qu'elle ne s'en sorte pas. Un jour ou l'autre, cet appel qu'il redoutait tant arriverait. Prenant son courage à deux mains, il jeta un coup d’œil sur l’écran de son iPhone - et ses craintes s’envolèrent. Le numéro qui s’affichait n’était pas celui de l’hôpital mais celui d’un de ses amis, qui voulait probablement l’inviter à une soirée dont il se foutait éperdument. Il n’était pas casanier, bien au contraire, mais depuis que sa mère était clouée dans un lit médicalisé, il avait revu l’ordre de ses priorités. Sa mère avait toujours été là pour lui. Elle n'avait jamais remplacé son père, prétendant sans cesse qu'Evan était "l'homme de la famille", mais elle avait joué le rôle des deux parents à la perfection. Maintenant qu'elle avait besoin de lui et qu'il pouvait lui rendre en retour tout ce qu'elle avait donné, il n'allait pas se dégonfler. Il était son unique soutien. Il décida finalement de rejeter l'appel - il n'avait pas la tête à entendre les "
Oh allez, ça changera rien pour ta mère que tu fasses la fête ou pas... Puis ça te changera les idées !" habituels. Il voulait simplement passer une soirée tranquille à réfléchir sur tout et n'importe quoi. Comme l'absence de son père, qui continuait cruellement à lui manquer même s'il prétendait le contraire. Ou le fait que sa mère n'avait vraiment pas eu de chance dans sa vie, ce qui était plutôt injuste puisque c'était une femme exemplaire. Il avait beau avoir dix-neuf ans, rien n'avait changé. Il se posait toujours les mêmes questions, il cherchait toujours à connaître l'identité de son père... Il
se cherchait toujours. Grandir sans avoir de modèle auquel se fier, ce n'est pas la chose la plus facile qui soit. Encore moins quand la seule personne qui représente nos repères nous apprend qu'elle est malade et qu'elle risque de ne pas passer l'année.