Tous les jours, anniversaire ou pas, c'est la même rengaine dans cette famille. Le père de famille travaille comme un fou, il ne fait que ça tous les jours, la nuit et le jour. On se demande bien comme il fait pour être d'attaque chaque matin : un café, sa femme lui resserre sa cravate et il attrape son attaché-case avant de filer dans la jolie Mercedes -le dernier modèle, attention- accompagné de sa sublime montre qui vaut trop cher pour que tu puisses la regarder droit dans le cadran ; quand on se tape 60 heures par semaines, certains avantages sont visibles. Certes, il n'est pas souvent à la maison, on se demande même s'il n'a pas une deuxième maison en Australie avec tous ces voyages d'affaires à Sydney. C'est même affolant : il rate tout ! Des premiers babillements de bébé à sa remise de diplôme. Encore heureux que le petit Léo ait une mère aimante et sachant contenir assez d'amour pour deux enfants. Elle est tellement géniale que c'est pour ça qu'il a toujours l'impression d'avoir une fête d'anniversaire acceptable. Certains trouve cela triste, d'autres en sont horriblement jaloux. Ça dépend de ce qu'on veut voir dans la petite vie que mène le fils, le petit bout de chou du PDG de cette fameuse banque dont on parle de partout.
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Ce n’était jamais facile de tout quitter et tout recommencer ailleurs. Se faire de nouveaux amis, qui auront les mêmes délires que lui lorsqu’il vivait encore en Australie. Aujourd’hui était son deuxième jour de cours dans le nouvel établissement, et il espérait vraiment ne plus se perdre comme le premier jour. Arriver avec trente minutes de retard, accompagné du principal dans sa salle de classe, il s’en serait passé. « Hého ! On se réveille mon garçon ! » Léo secoua la tête pour reprendre ses esprits après avoir été plongé dans ses pensées
« Hein ? Euh pardon ? » La dame le dévisagea avant de répéter « Qu’est-ce que je te sers ? » Ah ça ! Le jeune homme prit une brève inspiration en balayant les différents plats exposés devant lui, tandis qu’il s’apercevait que les élèves derrière lui commençaient à s’agiter de plus en plus.
« Je vais prendre comme la personne juste avant » fit-il à la hâte. C’était le loto, et l’assiette qu’il obtiendra serait une totale surprise. Roulement de tambour et… poisson et légume. Il n’était pas difficile, mais son péché mignon était tout comme la plupart des autres étudiants ici : steak frite, néanmoins il ne comptait pas enquiquiner la dame et les autres qui attendaient où il se mettrait à dos le lycée entier dès les premiers jours. Il poussa son plateau d’une main, le faisant glisser devant les présentoirs des desserts, jusqu’à rejoindre la ‘fameuse personne juste avant’ qui tourna la tête vers lui avant de jeter un œil à son plateau.
« Des légumes. » constata-t-elle à voix haute avec un ton qui le laissait comprendre qu’elle était quelque peu impressionnée par son choix.
« Il en faut bien. » répondit-il en haussant les épaules. Elle était une jeune adolescente, sûrement de son âge, cheveux blonds attachés en une sorte de chignon négligé. Son visage avait des traits un peu enfantins et le mettait tout de suite en confiance.
« Non mais tu fais bien. Sur toutes les personnes qui se trouvent dans cette salle, toi et moi seront les seuls non obèses dans dix ans. » Un sourire se dessina sur ses lèvres
« C’est un peu cliché ce que tu dis là. » « Oui c’est vrai, j’exagère… Tu es nouveau ici c’est ca ? » « Ca se voit tant que ca ? » La jeune blonde secoua la tête pour dire non en souriant, ce qui voulait dire qu’il devait vraiment être paumé. Léo attrapa une pomme avant de continuer d’avancer et de suivre la jeune femme devant lui.
« Au fait, moi c’est S… » « Hey Léo ! Ca va ? Pas trop perdu dans cette jungle ? » le tout suivi d’une frappe dans le haut du dos, c’était son cher voisin qu’il avait rencontré quelque jours plus tôt. Jake posa son bras sur les épaules de son nouvel ami en s’apercevant que la jeune blonde était là juste à côté. Il la dévisagea avant de tapoter l’épaule de Léo pour l’amener à le suivre
« Viens je vais te présenter à des potes. On est tous assis là-bas, tu viens ? » Après avoir jeté un rapide coup d’œil dans la direction que lui montrait Jake, il regarda la jeune femme pour lui adresser un dernier sourire
« On se recroisera surement un jour » avant de suivre son ami munis de son plateau bien garni
« Je vois que tu as rencontré Miss Licorne, éléphant rose et papillon magique ! » Léo fronça les sourcils, ne comprenant pas de quoi il parlait, il attendait une explication mais il se contenta de dire en riant
« Laisse, tu comprendras très vite pourquoi tout le monde l’appelle comme ca. »***
La soirée battait son plein. Presque toute sa promotion était présente ainsi que ceux avec qui il avait fait les quatre cents coups. Ils s’étaient bien trouvés, même si parfois ils pouvaient être un peu lourd à chercher des noises à un peu tout le monde. Puis faut dire qu'ils allaient beaucoup lui manquer quand il repartirait finalement à New York. Un verre à la main, le jeune homme slalomait entre les élèves en prenant garde de ne pas renverser une goutte. Il marchait sans vraiment savoir où aller lorsqu’il aperçut une tête qui attira particulièrement son attention. Et sans réfléchir à deux fois, il alla à sa rencontre.
« C’est du ponch que tu tiens là… » Surprise, la jeune adolescente tourna la tête en direction de la voix qui lui parlait, et elle fit face à son plus grand étonnement à Léo. Les sourcils légèrement froncés, le regard allant de son gobelet au jeune homme et son silence laissait comprendre qu’elle ne voyait pas ce qu’il voulait dire.
« Ton ponch, il y a de l’alcool dedans. C’est alcoolisé, tu sais ? Ponch = boisson alcoolisée. » Il n’avait pas pris de ton spécialement dédaigneux et pourtant cela faisait soupirer de lassitude la jeune Scarlett. Oui, tout le monde la voyait si sage, si souriante, si enjouée, etc… Un ange, incapable de faire le moindre mal, et que l’on pouvait facilement écraser. Alors qu’il n’en était rien d’après ce qu’il avait pu observer : faire du mal à Scarlett, inutile de gaspiller son énergie à lui sortir des moqueries ou des insultes, c’est comme si ces oreilles filtraient les bonnes des mauvaises informations à retenir, si bien que cela agaçait les truand même qui avaient tous fini par s’épuiser. Pour faire du mal à la jeune femme, il fallait s’en prendre directement aux gens qu’elle aimait.
« Oui je sais. » répondit-elle simplement. Léo la regarda d’abord sceptique, pas certain que la jeune femme avait saisi ce qu’il venait de dire, comme si c’était impensable de la voir avec une boisson alcoolisée à la main, qui l’eût cru ? Puis finalement, il finit par sourire, amusé par la réaction de celle-ci. En fait, elle ne paraissait pas si sainte-nitouche qu’elle ne le laissait penser. C’était ridicule mais, bien qu’ils avaient fréquenté le même lycée, ce n’était que maintenant que Léo adressait la parole à celle que l’on surnommait MissLune
« Je m’appelle L… » « Léo. Je sais. » « et toi tu es S… » « la fille trop bizarre, dans la lune qui fait bonne sœur et qui n’est pas censée toucher à l’alcool ? » Léo tenta de réprimer un rire, puis il finit par dire
« Hum en fait, je pensais à quelque chose plus comme… Scarlett ? » Duchennes pouvait presque deviner qu’elle était surprise de ce qu’elle venait d’entendre, pourtant il ne voyait pas ce qu’il y avait bien d’extraordinaire. Oui enfin… Il reconnaissait que c’était rare d’entendre le vrai prénom de celle-ci. Tout le monde ne cessait de lui donner divers surnoms. Peu nombreuses étaient les personnes qui retenaient son prénom dans ce lycée.
« Oui, ca doit sonner pareil. Tu peux m’appeler Scar. » fit-elle avec un sourire.
« Et bien Scar, si je peux me permettre, tu devrais jeter ce ponch, il est juste infecte. C’est Tony qui l’a préparé. Par contre, je viens de me préparer ca, et c’est plutôt pas mal sans vouloir me vanter, si tu veux gouter… » « J’avoue que je n’aurais pas pu finir. » Léo tendit son gobelet à Scar, qui hésita un peu avant de finalement boire une petite gorgée
« Bois pas tout hein ! Tu vas te retrouver la tête dans les cuvettes après. » « C’est vrai que c’est pas mal » « Tu vois ! Je te l’avais dit. Je t’en prépare un ? On va au buffet. » « C’est d’accord. » ***
« Bordel, mais c’est serré ce truc ! » « Arrête un peu de tripoter ce col veux-tu ? » Elle lui retire vivement les mains de sa cravate avant de repartir, une toute autre expression angélique sur son visage, rejoindre les invités dans le salon. Ce qu’elle est douée sa mère quand même ; la reine de l’hypocrisie. Séparée depuis un bon bout de temps déjà, mais elle continue de feindre à merveille le couple solide et la famille unie avec une habileté déconcertante, une vraie comédienne.
« Et ne t’avises même pas de prendre ton portable pendant la soirée, tu m’as entendue ? » Entendue oui, écoutée pas vraiment. Comment elle arrive faire ça ? Lui aurait été seulement répugné, mais elle non. Elle ne doit penser qu’à sa petite image et la notoriété qu’elle a pu tirer du nom de son mari. Non mais je vous jure ! Léo avait vite baissé les bras et c’était rendu à l’évidence que toute cette mascarade, toute sa vie et famille n’était qu’une façade, une affiche montée de toute pièce histoire de se montrer et de plaire. Malheureusement pour le patriarche des Frost, Léo n’était pas assez bon pour être vraiment sous les projecteurs lui aussi. Il lui ne fallait pas s’étonner qu’après ça il était devenu aigri, rabat-joie, et plus solitaire que jamais. Encore que Jake était là pour le sauver de l’engouffrement.
« Tu l’as entendue Léo ? » Manquait plus que ça, le microbe number one vient de débarquer à son tour. Elle ne se privait pas pour récolter toute l’attention que l’on donnait généralement à la petite dernière de la famille, mais pas seulement. Même pas elle ne partageait la petite, préférant de loin s’accaparer volontairement ou non toutes les petites attentions.
« Même sur ton 31 tu laisses à désirer. » peste-t-il sans vouloir être discret. Non il n’est même pas capable de lui sortir quelque chose de gentil, mais elle a l’habitude. Bien que du haut de ses onze ans, la gamine qui a sauté une classe, ne lui a jamais rien fait en soit de méchant, il s’en voulait tout de même de se montrer aussi ingrat, mais c’est comme ça.
Remontant discrètement une à une les marches des escaliers, quoique personne n’aurait su remarquer son absence de toute façon. Il regagna sa chambre, claqua la porte comme pour y déverser toute son aigreur dans le geste avant de se laisser lourdement retomber sur le lit, tête la première dans l’oreiller pour étouffer un long soupir d’exaspération. Toute cette mascarade, il savait ce que ça signifiait. Son père retournait à New York pour affaire, et il en avait profité pour y inscrire son fiston dans une école réputée, histoire qu’il réussisse tout autant que la cadette. A priori, ce n’était pas bon de rêver de voyage, de découverte du monde, de soirées, de beuverie, … Son image du père parfait et de la famille unie et soudée, il sait très bien où il peut se la mettre. Léo n’était ni con, ni aveugle. Etrangement, la seule chose qui avait eu le don de l’apaiser à ce moment-là était Ketsyiah… ou du moins un souvenir d’elle. Ou alors le souvenir de leur nuit. Bon sang, ce qu’il s’en voulait quand même. Il avait presque l’impression d’être une horrible personne à avoir passé la nuit avec elle et s’en aller à l’autre bout du pays quelques jours après. C’est qu’il s’y était quand même attaché à elle, même s’ils ne faisaient pas un couple très assortis aux yeux des autres.
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Huit mois. Cela fait six mois que Léo est de retour à San Francisco. Il n’a pas suivi les traces de son père, mais à décrocher tout de même son diplôme en psychologie et s’en est pas mal sorti. Ça lui plait et c’est tout ce qui compte au final. Il vit dans sa petite maison colorée avec son chien, une vie paisible quoi. Officiellement psychologue, il exerce en premier lieu en cabinet à New York pendant quelques années, jusqu’à un certain incident où il s’en serait pris personnellement (sans en venir aux poings hein.) à un client friqué jusqu’aux dents. Depuis, il décide de s’écarter un peu des consultations et de s’adonner à l’enseignement, et c’est ici-même à San Francisco qu’il a décidé de mettre des connaissances à profits des étudiants. Il est également engagé en tant que psychologue à l’hôpital, mais se contente de prendre en charge quelques patients seulement, et fait plus de remplacement qu’autre chose… Retour à la case départ.
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