La journée terminée, je rentrais comme à mon habitude en vélo du lycée. Finis les activités extra-scolaires, je pouvais me reposer. Mes parents adoptifs étaient inquiets depuis quelques jours et l'ambiance à la maison n'était pas au plus haut. Je passais le moins de temps possible là-bas ou je m'enfermais dans ma chambre pour éviter leur regard vide et leur tristesse. Depuis que mon aîné s'était engagé dans l'armée, ils étaient sur les nerfs. La moindre voiture qui se garait dans la rue les hantait et je n'en pouvais plus. Pourtant, leur peur se confirma ce jour où je revenais du lycéeà vélo un peu plus tôt que d'habitude. J'étais au bout de la rue quand un véhicule officiel de l'armée me dépassa. La regardant rouler, j'accélérais ma cadence pour arriver en trombe devant notre maison. Deux soldats discutaient avec ma mère. Elle avait une main sur sa bouche et pleurait. Je la fixais et elle termina par m'apercevoir. Je serrais de plus en plus fort mon guidon et fuyais de la maison pour m'isoler. Elle tenta de m'interpeller. « Solveig, reviens ! » Je ne me retournais pas et fonçais tête baissé sans jamais m'arrêter. Je pédalais encore, encore et encore, parcourais des kilomètres et m'enfuyais de cette maison. Ma tristesse et ma peine étaient si grande que je n'avais pas le courage de rentrer pour affronter la mort de mon frère aîné. Je n'avais peut-être pas autant exprimer mon ressentiment face à cette situation mais j'étais probablement le plus touché par cette annonce surprise.

Les coups de feu résonnèrent et je sursautais à chacun d'eux. Assis sur une chaise au premier rang et devant le cercueil de mon défunt frère, je restais silencieux. Le trompettiste commença son morceau pendant que les autre soldats pliaient le drapeau de notre nation. Une larme glissa le long de ma joue. J'étais tiraillé. Vêtu d'un costume noir pour cette occasion morbide, je ferais mes derniers adieux à ce frère d'adoption que je considérais comme ma famille. Ma mère m'attrapa la main que l'officier supérieur se tourna vers elle pour le remettre le drapeau disposé en triangle. Il était mort pour sa patrie. Il était mort pour son pays. Je ne m'en remettais toujours pas. Je restais alors impassible, neutre, sans réaction quand nos proches et ceux de mon frère nous présentèrent leur condoléance. Je ne réagissais pas. Je ne les regardais même pas. Je fixais simplement sa tombe, me demandant comment un soldat pouvait mourir. Une bombe, une attaque aérienne, un piège, lors d'une mission... J'aurais tellement aimé connaître les raisons de sa mort mais l'armée nous le cachait. Je leur avais demandé mais elle niait ma question pour répondre par des futilités que je connaissais maintenant par cœur. Je terminais par me lever. Je n'écoutais personne et me dirigeais vers le cercueil de mon frère. Je posais ma main dessus sous le regard interrogateur de certains proches. Les militaires me regardaient également. Puis, sans attendre une quelconque approbation, je soulevais le battant pour voir une dernière fois le visage de mon aîné. Je sentais derrière moi les réactions négatives de ce geste et le jugement de certains. Je n'y faisais pas attention et fixais le visage figé de mon frère. Je replaçais sa mèche et constatais qu'il portait toujours ses plaques d'immatriculation. Alors que l'officier épiait chacun de mes gestes, je me penchais sur le cadavre de mon frère pour les lui prendre. Je voulais les garder. J'en avais besoin. « Adieu... » Et je refermais le cercueil pour partir d'ici après y avoir déposé une rose blanche.

« Chacun de vous arrive ici rempli d'espoir et prêt à se jeter dans le jeu. Il y a un mois, vous étiez en fac de médecine : les médecins étaient vos professeurs. Aujourd'hui, c'est vous les médecins. Les sept ans que vous passerez ici en tant que résident de chirurgie seront les meilleures et les pires de votre vie. On vous poussera à dépasser vos limites. Regardez autour de vous et dites bonjour à la complétion. Huit d'entre vous choisirons une spécialité plus facile, cinq craquerons sous la pression, deux serons priés de partir. Vous êtes sur la ligne de départ. C'est votre arène. Votre façon de mener le jeu ne dépend que de vous. » Mon internant pouvait enfin commencer. J'avais traversé le pays pour travailler ici et faire des mes dernières années d'étude les meilleurs qu'ils soient. Je voulais apprendre avec les meilleurs et travaillais avec eux. De leur savoir viendrait ma réussite. La chirurgie était toute ma vie. Je vivrais au cœur du service de chirurgie. 7 jours sur 7, 14 heures par jour. Je serais plus souvent avec mes collègues que chez moi. Après un certain temps, les règles de notre travail deviendront les règles de notre quotidien. Numéro 1 : toujours marquer des points. Numéro 2 : faire tout ce qu'on peut pour être meilleur que l'autre. Numéro 3 : ne jamais faire ami avec l'ennemi. Et pour finir, numéro 4 : tout, absolument tout, est une compétition. Celui qui a dit que gagner n'était pas tout, n'a jamais tenu un bistouri. Je croisais alors le regard de mes futurs concurrents. Ils étaient tous déterminés. Tout autant que moi. Le bistouri contrôlerait ma vie et la chirurgie ne serait qu'une motivation de plus pour être le meilleur et gagner. Oui, tout n'était que compétition... Pour ne pas perdre, il fallait rester le meilleur et être chaque jour plus fort que les autres. Je devrais survivre et me battre pour y parvenir. Cependant, il existerait une autre manière de survivre à la compétition. Une manière dont personne ne nous a encore parlé et que nous devrions découvrir par nous-même au sein même de ce service... Numéro 5 : ça ne concerne pas la course du tout. Il n'y aura aucun vainqueur, ni perdant. Les victoires se compteront en nombre de vies sauvées. Et quelques fois, quand nous serons malins, la vie que nous sauverons sera peut être la nôtre. Ma nouvelle vie commençait. Mon nouveau métier aussi. Je n'étais plus ce jeune étudiant mais bel et bien un médecin. Docteur Valentine. J'étais fier. Ma famille aussi mais je regrettais encore que mon frère ne soit pas là pour le voir. Je croyais juste que de là haut, il voyait tout le parcours que j'avais fais. Je ne restais pas longtemps à la soirée des internes. Sobre et sans ambiance à proprement parlé, je quittais la salle pour me rendre dans le bar que j'avais vu en face de l'hôpital. Je ne tardais pas à m'y installer pour y prendre une vodka et découvrais l'ambiance qu'il me manquait quelques minutes plus tôt. « Premiers pas à San Francisco ? » Je tournais mon visage vers mon interlocuteur et bus une gorgée de mon verre. « C'est si évident ? » Lui répondis-je en desserrant la nœud de ma cravate et en déboutonnant les premiers boutons de ma chemise. « Pas vraiment mais j'arrive à identifier les regards curieux qui découvrent la ville... » Il me sourit et je terminais mon premier verre cul sec. « Autrement dit, je fais tâche dans ce décor purement californien... » Je riais légèrement, tandis que mon voisin s'installa à mes côtés. Il leva la main et me commanda un nouveau verre. « En tout cas, bienvenue en ville. » Et je serrais la main qu'il tendait.

« A demain. » Lançais-je en direction des autres résidents en traumatologie qui quittaient l'hôpital après leur garde. J'avais encore des dossiers à rédiger ainsi que quelques patients à voir. J'étais de nuit. J'enchainais 48 heures de garde après un jour de repos mérité. Je faisais un détour par la salle des résidents, me servais un café et retournais prêt du bureau d'accueil finir mes dossiers. Je les attrapais et m'isolais sur un lit vide dans un couloir pour les terminer. « Excusez-moi... Docteur Valentine ? » Je relevais mon visage et jetais mon regard sur l'inconnu qui m'interpelait. « Oui ? Je peux vous aider ? » Violemment, ce dernier m'attrapa par la blouse et me fracassa la mâchoire d'un coup de poing brutal. J'en tombais à même le sol. Il me releva tel un pantin et me tira dans un bureau sans que je ne puisse émettre un appel à l'aide. Il m'agrippait la gorge avec force que j'en étais sans voix. Il me jeta contre le bureau. Je me cognais le front contre lui. J'avais terriblement mal et ma douleur s'accentua lorsque je reçus une dizaine de coups dans les côtes, le ventre et le visage.

Je terminais par m'effondrer sous ces coups, tentant de me défendre en lui balançant la lampe que j'avais réussi à chiper dans l'effort. L'homme recula et pendant quelques secondes, je crus que tout s'arrangerait. « Vous avez tué ma femme ! » Dit-il amèrement avant de revenir vers moi avec une si accablante haine que sa force me souleva et me fit passer par-dessus le bureau. J'emportais l'ordinateur qui me tomba dessus. J'étais vulnérable, immobile et sans défense. Je tentais de me protéger d'un homme dont j'ignorais tout. Il porta alors son dernier coup. Le sang giclait, s'écoulait sur le parquet du bureau du chef de chirurgie et je restais allongé à terre. A moitié conscient. A moitié dans les vapes. Je gémissais de douleur. La souffrance était intenable. Ma dernière vision fut celle des pieds de mon agresseur. Et je m'évanouis.

Titubant, je sortais du bureau et longeais les murs du couloir pour me réfugier dans la réserve de l'étage. Je m'appuyais contre le mur, déposant mes mains ensanglantés dessus et laissant les traces de cette agression aux yeux de tous. Pourtant, j'avais honte et je ne voulais surtout pas que le personnel me voit dans cet état. J'étais minable et mon cœur battait si vite que j'avais l'impression qu'il s'arracherait de ma poitrine. J'avais tué la femme de cet homme et je ne m'en souvenais pas. La porte de la réserve fermée, je m'écroulais sur les étagères sans pouvoir panser mes blessures. Je me recroquevillais sur moi-même, pleurant en silence pour éviter que quelqu'un me découvre. Je respirais fortement et essuyais mes larmes qui se mêlait à mon sang. Mais la porte finit par s'ouvrir. Je cachais mon visage avec une main tremblante. « Nn..on. P...par...tez. » Je sentais pourtant la douceur d'une personne bienveillante me caressait. Elle m'aida à me relever et je tournais de l’œil sous la pression.