AOÛT 2004 - NEWARK, NEW JERSEY, USA
Il n'avait jamais ressenti cela avant, c'était peut-être ce qui était si troublant. Depuis le jour de sa naissance et peut-être même bien avant encore, la vie d'Aymeric avait été réglée par ses parents tel du papier à musique et s'il s'était jusque là laissé porter un peu sans rien dire, c'était surtout parce qu'il n'y voyait encore aucun inconvénient. Même cette décision de quitter la Suède pour étudier dans une université américaine n'avait pas fait de vagues, probablement parce que c'était de là que venait sa mère, et surtout parce que ses parents l'imaginaient sans mal revenir ensuite au pays. Suivre les traces de papa, sans aucun doute. Et justement « T'as pensé à ce que tu vas dire aux parents ? » lui avait demandé sa sœur à l'autre bout du fil, d'un ton prudent. Il n'osait pas lui dire que pour la toute première fois l'avis de ses parents lui était totalement égal ; Et puis, il avait vingt-et-un ans après tout, ce n'était plus pour les autres qu'il vivait. « Majken fera sans doute un scandale de quelques minutes pour la forme mais on sait tous les deux très bien que ça lui fera ni chaud ni froid. Et maman ... bof, elle me dira sans doute que j'exagère et que si elle avait su que ça se passerait ainsi elle ne m'aurait pas laissé étudier ici, mais ... » Mais à quoi bon ? C'était sans doute cette liberté qu'il avait ici, celle de faire ce qu'il voulait sans craindre le regard inquisiteur de ses parents, de son père particulièrement, quoi qu'un regard inquisiteur aurait au moins été une preuve que son père ne se désintéressait pas profondément de ses enfants. « C'est juste ... je saurais pas t'expliquer, d'accord ? Mais quand j'étais là-bas, c'était ... Je me sentais à ma place, tu vois ? C'était magique ! » Non, elle ne voyait sans doute pas, mais comment expliquer l'inexplicable. Comment expliquer qu'alors qu'il n'était là qu'en observateur, comme l'étudiant en journalisme qu'il était, il avait été subjugué et fasciné par ce à quoi il avait assisté durant le Maine Forest Rall. Il était là pour observer les voitures et tenter d'interviewer un pilote il n'était pas là pour rêver, pas là pour les envier, pas là pour brûler d'envie d'être derrière le volant ... et pourtant, c'était ce qui s'était passé. Le comble c'était que depuis qu'il vivait en face de Manhattan il n'avait pas de voiture, il faisait partie de cette catégorie de personnes qui dépendaient entièrement des trains et du métro. « Tu sais que la façon dont tu en parles, on dirait presque que tu es tombé amoureux. » avait alors ironisé la soeur d'un ton amusé. Mais elle ne croyait pas si bien dire, il était tombé amoureux, dans un sens. Amoureux d'un métier, amoureux d'une passion, d'un univers ... C'était comme un éclair qui lui serait tombé dessus sans prévenir « Tu sais quoi, t'as raison, c'est tout à fait ça ! J'ai eu un coup de foudre. » Oui, le jeune homme avait eu un coup de foudre. Le genre qui changeait le cours d'une existence ...

AVRIL 2009 - LISBONNE, PORTUGAL
Le rallye du Portugal. Un rendez-vous annuel que le suédois ne se serait permis de rater pour rien au monde ; Tant pour son image de marque que pour son propre plaisir. Il aurait simplement aimé que Lily-Rose soit là. C'était toujours tellement plus agréable d'être accueilli par son sourire et par ses lèvres sur la ligne d'arrivée, ou lorsqu'elle passait ses bras autour de son cou à la descente du podium. Mais en petite forme la veille du départ la jeune femme avait préféré rester aux États-Unis, craignant de ne pas supporter un vol de plusieurs heures en avion ; Après tout Aymeric ne s'absentait qu'une semaine. Il avait regretté pourtant de ne pas avoir insisté d'avantage, lorsqu'en rentrant un soir à sa chambre d'hôtel il avait distraitement écouté les messages sur son portable et entendu celui que lui avait laissé la jeune femme plus tôt dans la journée. « Aymeric ? Écoute je ... j'arrive pas à te joindre, mais faut vraiment que je te parle, c'est urgent. Je sais bien que tu rentres dans trois jours, mais ... je ... juste, rappelle-moi quand tu auras ce message, d'accord ? » Et forcément il s'était inquiété, encore plus quand il avait essayé de rappeler et n'avait pas eu de réponse, et de réessayer une, deux fois de plus jusqu'à ce que la jeune femme décroche. « Lily ? Qu'est-ce qui se passe, je viens d'avoir ton message, tu vas bien ? » Il était comme ça Aymeric. Extérieurement il donnait peut-être l'impression d'être si sûr de lui que jamais il ne paniquait, d'être le maitre absolu du sang-froid et de la dérision, mais en réalité il lui suffisait d'un rien pour s'inquiéter. La voix paniquée de la femme qu'il fréquentait depuis ces huit derniers mois était plus que suffisant. « Je ... oui, non, oui oui ça va ... je suis désolée pour le message que je t'ai laissé, je sais pas ce qui m'a pris. Je vais bien, ne t'inquiète pas pour moi. Ça peut attendre que tu rentres lundi matin. » La main du jeune homme s'était crispée avec frustration autour de son téléphone ; C'était si facile pour elle de noyer le poisson, d'essayer de lui mentir en étant de l'autre côté de l'Atlantique. Parfois il avait l'impression qu'il ne la cernerait jamais totalement, qu'elle resterait un grand mystère qu'il était incapable de résoudre. Qui sait si ce n'était pas un peu ce qui lui plaisait, au fond. Mais pas ce soir-là. « Qu'est-ce qui peut attendre que je rentre ? Tu peux pas laisser un message paniqué sur mon répondeur et me dire ensuite que y'a rien, tu m'inquiètes là, dis-moi ce qui se passe ... » Il avait un ton presque suppliant, parce que c'était tellement frustrant d'être à des milliers de kilomètres. Si elle avait été là il n'aurait eu qu'à la supplier du regard, qu'à saisir ses mains dans les siennes et elle aurait su, qu'elle pouvait tout lui dire sans crainte. « Lily ? » avait-il fini par insister devant le silence pesant de la jeune femme, à l'autre bout du fil. Plus les secondes passait plus les scénarios dans son esprit se faisaient alarmants ; Il avait peur de ce qu'elle refusait d'avouer, peur de ce qu'il allait entendre si enfin elle cédait et lui disait tout. « Je suis enceinte, Aymeric. » Cette fois-ci c'était lui qui ne savait plus quoi dire. Un silence de plusieurs secondes, lourd de sens, d'à quel point il était pris au dépourvu. Comment ? aurait il voulu demander, mais bien sûr il savait comment, là n'était pas la question. Ce n'était simplement pas le bon moment, pas maintenant, pas alors qu'il était au sommet de sa carrière, il était trop jeune, il ... « Je prends l'avion demain matin. » avait-il finalement soufflé. Il ne savait pas où il avait, au fond de lui il était mort de trouille et de ce que cela signifiait, mais il devait rentrer.

FÉVRIER 2011 - ALBUQUERQUE, NOUVEAU MEXIQUE, USA
Un post-it. Trois mots jetés à la va-vite sur un un carré de papier jaune, comme si ce n'était rien, comme si ce n'était pas important. Je suis désolée. Le simple fait de le lire de nouveau donnait presque la nausée au jeune homme « Comment elle ... comment on peut ... » Il ne parvenait même pas à mettre de mots là-dessus. C'était tellement invraisemblable, impensable, inimaginable ... Elle était partie. Juste, partie, comme ça, sans rien dire. Sans raison, sans explication. Juste trois mots, trois pauvre mots, sur un pauvre post-it. Pour ce pauvre crétin d'Aymeric. « Comment on peut faire ça ? Abandonner son enfant. Comment on peut juste ... ? » Abandonner. C'était bien le mot. Lily-Rose était partie, sans rien dire, elle avait pris toutes ses affaires et elle était partie, en laissant son fils pleurant dans son petit lit jusqu'au retour de son père le soir venu. Et elle était désolée. Foutaises. Aymeric ne lui pardonnerait jamais, pas de l'avoir abandonner lui, mais d'avoir abandonné ce petit être si cher à leurs yeux, à ses yeux ... Il avait été terrifié au début, un nouveau né c'était toujours terrifiant, surtout pour un homme. On avait peur de ne pas savoir, de ne pas comprendre, de mal faire ; On se méfiait. Et puis un jour, on cherchait désespérément le doseur pour le lait en poudre dans le tiroir de la cuisine, on pestait, on s'impatientait, et puis d'un seul coup on l'entendait. « Pa ... pa ... » ... et c'était comme mourir et naître une seconde fois. On n'était plus seulement un homme, on était un père. On avait la vie d'une personne entre ses mains, on en était responsable ... comment une mère pouvait-elle oublier tout ça ? « Qu'est-ce que tu vas faire ? » Passant une main fébrile sur son visage, Aymeric avait relevé les yeux vers Jonah, en se demandant sincèrement ce qu'il ferait surtout s'il n'avait pas un ami de cette trempe sur qui compter en cas de coup dur. Et là c'en était un bon, de coup dur. « J'en sais rien ... je sais pas. » Élever un enfant à deux était déjà une tâche ardue, alors en élever un tout seul. Avec un métier comme le sien qui plus est, cela ne fonctionnerait jamais ... Il recommençait à paniquer intérieurement lorsque le grésillement du baby-phone l'avait fait sursauter. Ce n'était sans doute qu'une impression, mais Xander semblait déjà pleurer deux fois plus depuis le départ de sa mère « Tu veux que j'y aille ? » lui avait proposé Jonah d'un ton compatissant. Mais Aymeric avait vigoureusement secoué la tête à la négative, avant de quitter le fauteuil dans lequel il était jusque-là assis. « Non, c'est bon. » C'était à lui de s'en occuper de toute façon, c'était son fils, c'était sa responsabilité. Pas question de faire d'erreur avec lui, pas question de reproduire le schéma du père trop occupé pour se rendre compte que son fils grandissait et devenait un étranger. Sur le pas de la porte pourtant Aymeric s'était retourné un instant, interpellant son ami à voix basse « Jonah ? Merci. » On ne pouvait pas compter sur les femmes, de toute évidence. Mais sur ses amis on pouvait, toujours.

MARS 2013 - SAN FRANCISCO, CALIFORNIE, USA
Il s'éveillait, à nouveau. C'était bien la troisième ou quatrième fois qu'il tentait avec difficulté d'ouvrir les yeux, sans parvenir totalement à lutter contre la dose élevée d'anesthésiant qui passait encore dans son organisme. Au dessus de lui, sa vision encore trouble ne lui permettait pas de distinguer autre chose que la lumière blafarde et agressive du néon qui éclairait la pièce, tandis qu'un bip, bip, bip régulier troublait le silence aseptisé dans lequel était plongée la pièce. « Monsieur Löwenadler ? Aymeric, vous savez où vous êtes ? » Bien sûr, évidemment qu'il savait où il était. Il n'y avait qu'un hôpital pour disposer d'un lit aussi inconfortable, et il n'y avait bien que dans un hôpital que des abrutis venaient vous secouer à toute heure du jour et de la nuit pour vous poser des questions stupides, juste pour vérifier que votre cerveau n'était pas en train de fondre et ne risquait pas de vous couler par les oreilles. « Vous en avez mis du temps ... j'attends toujours mon Mars. » S'il n'avait pas eu peur que cela aggrave sa sensation de tournis, le jeune homme aurait sans doute éclaté de rire en croisant enfin le regard soupçonneux du médecin qui lui faisait face, et qui se demandait de toute évidence si son patient n'avait pas reçu un coup supplémentaire sur la tête. « Sans vouloir vous ... sans vouloir vous vexer, vous êtes ... beaucoup moins mon type que l'interne qui ... que l'interne que j'ai vu tout à l'heure. » avait alors bafouillé le pilote tout en s'agaçant de voir que sa voix ne répondait pas encore entièrement à son cerveau embrouillé. Notant quelque chose sur le dossier qu'il avait à la main, le médecin avait bidouillé un instant sur la machine indiquant les constantes de son patient avant de répondre avec patience « Aucun interne n'est encore passé vous voir, vous avez certainement du confondre avec une infirmière. J'ai abaissé votre dose de morphine vous devriez vous sentir plus éveillé d'ici une heure ou deux. » Aymeric avait froncé les sourcils ; Non, il n'avait pas confondu. Les infirmières de ce service étaient toutes vieilles et rigides, rien à voir avec la frimousse souriante de la jeune femme qu'il avait vu tout à l'heure ... Mais pour l'heure il était trop fatigué pour se lancer dans une bataille de persuasion avec son chirurgien. Mais il gardait ça dans un coin de sa tête, il était du genre têtu quand il s'y mettait. Pour l'heure il avait déjà du mal à garder les yeux ouverts ... Bon dieu, ce qu'il détestait la morphine. « Votre fils est en salle d'attente avec votre ami, mais si vous vous sentez trop fatigués je peux leur dire de revenir demain. » Cette simple phrase avait eu plus d'effets qu'un coup de jus ou une grande gifle dans la figure, et les yeux écarquillés de manière presque exagérée Aymeric essayait de prouver qu'il n'était pas fatigué, non, pas au point de renoncer au rayon de soleil de cette journée qu'il préfèrerait d'ici peu oublier. « Non ! » Bon, à se redresser comme ça il s'était donné le tournis, aussi faisant une pause de quelques instants et fermant les yeux il avait attendu avant de reprendre de manière plus posée « Non, je ... ça va, dites leur de venir ... s'il vous plait. » Semblant peser le pour et le contre un instant, le médecin avait fini par céder, non sans prévenir son patient que la visite ne dépasserait pas les cinq minutes, que les soins intensifs n'était d'ordinaire pas un endroit où l'on admettait les enfants, et que pour l'heure il avait avant tout besoin de se reposer. Aymeric avait répondu à tout, machinalement, sans vraiment écouter c'est vrai, mais rien d'autre ne comptait que cette petite voix qui arrivée dans la pièce s'exclama « Papaaaa ! » le garnement à qui elle appartenait se cramponnant au cou de l'entraîneur de son père, lequel avait accepté de le garder tant qu'Aymeric serait coincé ici. Tendant mollement un bras en direction de son fils - le bras qui n'était pas entravé par sa perfusion - le jeune homme avait esquissé un sourire fatigué et attrapé tendrement la main du garnement, qui des bras de l'autre homme se penchait vers lui « Fait mal ? » avait alors demandé l'enfant timidement en désignant la jambe droite d'Aymeric, surélevée et coincée dans une atèle en attendant le plâtre qui suivrait à coup sûr. « Juste un peu. Mais je suis sûr que ça irait mieux avec un bisou magique, hm. » Et sans exagérer, dès l'instant où Xander avait piqué un baiser sur sa joue, non sans grimacer puis le gratifier d'un "Papa, tu piques !" que tout père avait entendu au moins une fois, Aymeric s'était senti mille fois mieux.

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