Eirene n'a jamais été désirée, et cela n'est pas resté secret pour elle. Sitôt qu'elle fut en âge de comprendre, ses parents lui expliquèrent de quelle manière sa naissance avait permis la survie de sa sœur. Et pourtant, même non désirée, elle a quand même été affublée d'un prénom irlandais tout comme sa soeur, en l'honneur de la passion que vouait ses deux parents, eux-mêmes britanniques, à ce pays. Cette histoire possédait une certaine ironie ; à croire que le choix du prénom avait nécessité plus de temps que s'occuper du bébé en lui-même, une fois né.
Il n'avait alors pas fallu bien longtemps à Eirene, à l'adolescence, pour se poser des tas de questions et se renseigner suffisamment pour savoir qu'elle était même née précisément dans l'objectif de sauver sa soeur. Un "bébé médicament", sélectionné parmi 136 embryons, paraissait-il, pour avoir une chance d'être compatible avec sa sœur et de lui fournir la greffe de cellules souches dans elle avait besoin. Passé ce moment, son existence n'était pas plus aussi vitale, son existence plus aussi importante. Inconsciemment, c'était exactement ce qui ses parents avaient pensé.
Elle n'a pas vécu une enfance malheureuse pour autant. Dire qu'elle n'a pas été aimée et qu'elle a été abandonné, étant donné qu'elle n'était pas au départ pas désirée, serait faux. Ses parents se sont convenablement occupés d'elle, l'ont même choyée parfois, comme tous les autres enfants. Pourtant, elle a toujours fait face à la sensation lancinante qu'elle ne cessait de passer derrière sa sœur, qui était celle qui récoltait toujours le meilleur. La pauvre petite malade, pour laquelle ses parents avaient eu si peur, miraculeusement sauvée et dont la survie avait été une prouesse médicale ; un petit ange sur lequel veiller plus que l'autre, même après sa guérison. A maintes reprises, ses parents avaient partagé cette reconnaissance avec Eirene, lui avait répété qu'elle avait aidé à cette guérison et qu'elle devait en être fière. Encore jeune et influençable, elle se laissait alors modeler par ces commentaires encourageants qui la mettaient en valeur et lui donnaient l'impression d'exister. Jusqu'au prochain caprice de sa sœur qui la rayerait définitivement de la carte.
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Elle n'a jamais blâmé ses parents pour avoir été surprotecteurs avec Riley. Elle s'est toujours montrée très compréhensive, réalisant qu'à leur place, sur le point de perdre un enfant, elle aurait forcément reporté une somme montreuse d'attention sur lui une fois qu'il serait définitivement sauvé. Celle à qui elle en veut terriblement, c'est sa sœur. Il lui a fallu de nombreuses années pour arriver à ce point de non-retour où elle en est arrivée à considérer sa propre sœur, qu'elle a elle-même sauvé, comme une personne nocive pour elle. Sans doute Ian l'a-t-il beaucoup aidé à réaliser cette vérité. Eirene n'a jamais demandé à ce que Riley la remercie chaque jour pour son geste, ou même qu'elle la remercie tout court. Elle-même n'a pas choisi de naître pour sauver sa sœur, même si elle est contente que sa naissance ait pu sauver une vie. En revanche, elle a attendu pendant des années que sa sœur la considère comme son égal, et comble le vide affectif, certes inconscient, qu'elle avait connu toutes ces années. Moment qui n'est jamais arrivé.
Dès l'enfance, Riley ne s'est jamais montrée tendre envers sa sœur. Toujours à vouloir lui chiper le peu de choses qui étaient à elle, à envier les moments qu'elle passait avec ses parents, et à hurler pour qu'on lui consacre une attention pleine et continue. Même enfant, Riley a littéralement miné Eirene, ne serait-ce que par son caractère tyrannique qui ne supportait pas que l'on se détourne d'elle. En grandissant, Riley s'est montrée de plus en plus dure envers sa sœur, réalisant qu'elle devait la vie à Eirene, et n'acceptant pas de devoir se sentir redevable. A sa place, n'importe qui aurait pris la vie comme un cadeau précis et aurait chéri la personne lui ayant permis de la vivre. Pas elle, qui avait été habituée dès sa plus tendre enfance à obtenir ce qu'elle voulait, et qui était désormais pourrie gâtée, rongée par l'envie et l'autoritarisme. Eirene, plus jeune de cinq ans que sa sœur, n'a jamais pu faire face aux remarques blessantes de sa sœur sur sa manière d'être, son allure, ou encore ses actions et ses fréquentations. Piques par piques, méchancetés par méchancetés, Riley a détruit le peu de confiance en elle qu'Eirene avait développé, n'ayant au début pas conscience de l'injustice dont elle souffrait vis-à-vis de sa soeur. Puis, lorsque celle-ci s'est rappelée à son bon souvenir, jusqu'à ce qu'elle quitte la maison. A dix-sept ans, Riley avait presque achevé son œuvre, et déjà mis en lumière un début d'instabilité émotionnelle chez Eirene. Sans le soutien infaillible de Ian qu'elle connaissait depuis des années, Eirene aurait été brisée par sa sœur, et n'aurait pas eu le courage de se battre contre son mépris.
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Lorsqu'Eirene a commencé son bachelor en biologie, l'étau étouffant dans lequel elle vivait au contact régulier de sa sœur a commencé à se déserrer. Le fait de quitter la maison familiale et de prendre son indépendance, de manière volontaire, lui a permis de mettre de la distance entre des souvenirs douloureux et sa nouvelle vie d'étudiante. Certes, sa sœur habitait toujours dans la même ville, et elle la croisait parfois chez ses parents, mais elle n'avait plus à subir des critiques constantes alors qu'aux yeux du monde extérieur, Riley apparaissait comme une charmante jeune femme auréolée de bonté. Cette image que se faisait son entourage de sa sœur a toujours exaspéré la jeune femme, qui avait l'impression d'être la seule à la voir comme elle était vraiment. Envieuse, manipulatrice et mauvaise. Eirene a pu commencer à sa consacrer davantage à ses études qui lui plaisaient beaucoup ; sa naissance avait beau avoir permis d'engendrer un monstre, elle n'en restait pas moins persuadée que la médecine pouvait sauver de nombreuses vies utiles et qu'elle voulait y participer.
Lorsque sa sœur s'est mariée, alors qu'Eirene avait vingt-et-un ans, elle ne s'est pas rendue au mariage. Depuis son entrée à la Med School, elle n'a cessé de s'affirmer, poussée par ses amis, face à son horrifique sœur qui lui a tant pris. Son absence à son mariage a été le déclencheur d'une longue série de représailles dont Eirene se souvient encore. Riley avait toujours été très imaginative en matière de vengeance. Pourtant, Eirene savait très bien que sa sœur se fichait misérablement qu'elle soit là le jour de son mariage, et qu'elle ne le voulait d'ailleurs sûrement pas ; mais elle aimait lui faire payer chaque écart qu'Eirene prenait et qu'elle n'appréciait pas.
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Pendant les trois années passées à la Med School, Eirene a réussi à se débarrasser définitivement du poids permanent que la présence de sa sœur avait toujours fait peser sur ses épaules. Sans pour autant se montrer absolument sûre d'elle, elle a pris conscience qu'elle valait plus que Riley lui avait toujours dit, et qu'elle était appréciée par plus de personnes qu'elle ne l'imaginait. Prenant ainsi davantage d'importance personnelle, Eirene a pu sortir de sa timidité ancienne et de sa naïveté dévorante. Elle a réalisé qu'au delà de sa soeur, avec qui échanger n'était pas une partie de plaisir, le monde extérieur n'était pas aussi blanc et pur qu'elle l'avait souvent imaginée. Ecrasée par sa soeur, elle ne pensait qu'à se défaire de son emprise qui la rabaissait sans cesse, pensant qu'une fois libre de ce poids - duquel elle doutait pourtant pouvoir se défaire un jour - le monde extérieur serait bien plus chaleureux. Et ce n'était pas toujours le cas. Eirene a appris à se forger un caractère nécessaire pour se faire sa place dans un milieu où la compétition n'était jamais très loin, et où les mensonges étaient légions. Sa méfiance naissante ne l'a pas empêchée de s'ouvrir au monde et de rencontrer de nombreuses personnes, avec qui elle a plus ou moins gardé contact, et de vivre de nouvelles expériences. Travailleuse tout en aimant parfois sortir et se détendre, elle avait trouvé un rythme de vie qui lui convenait tout à fait. A côté de cela, Ian, celui avec qui elle partageait ses journées depuis presque une dizaine d'années, restait le pilier qui la liait à tout ce qu'elle avait connu avant. Lui savait reconnaitre ses réactions, connaissait ses doutes, et la soutenait toujours, coûte que coûte. Même lorsqu'elle avait commencé à développer son trouble du comportement limite, qu'il avait été le premier et le seul à aborder avec elle. Elle ne s'était toujours pas faite à l'idée d'être malade, et ne l'acceptait pas, même si ses sautes d'humeur permanentes, sa peur constante d'être abandonnée par ceux qu'elle aimait, dont lui, et tous les autres signes d'inconstance qui se faisaient ressentir depuis quelques mois, n'étaient pas tous habituels. Pourtant, elle persistait dans l'idée d'attribuer cela au stress, ou encore à son caractère qui s'était affirmé et au fait qu'elle n'était plus la petite fille qui se laissait faire dès que quelqu'un s'en prenait à elle. Elle trouvait toujours des excuses pour ne pas reconnaitre qu'elle réagissait de manière beaucoup trop extrême dans certaines situations. Elle ne pouvait juste pas accepter de donner une consistance à toutes ces émotions qui s'entrechoquaient dans sa tête en permanence, ou elle avait peur de finir submergée. Elle ne pouvait pas non plus reconnaitre que c'était en grande partie la faute de ses parents si elle avait intériorisé une carence affective extrême lorsqu'elle était gamine, ce qui avait déclenché l'apparition de son trouble.
Son entrée à l'hôpital en tant qu'interne, la nouvelle pression que cela avait impliqué, et l'arrivée impromptue de sa sœur aux urgences avait chamboulé son rythme bien établi dans lequel elle s'était trouvée. Elle tentait de s'en sortir, continuait à vivre sa vie, mais parfois, elle se sentait si proche d'exploser que cela en devenait invivable.