Eirene avait laissé glisser avec joie les dossiers de posts-op sur le rebord du secrétariat du service de plastique. Elle n'aimait pas vraiment s'occuper des posts-op - ce n'était pas tant que tout allait bien, mais surtout qu'elle avait l'impression d'être inutile, même si au fond il s'agissait d'une étape fondamentale -, et encore moins lorsqu'il s'agissait du suivi d'une opération relevant de la chirurgie plastique. Elle avait beau ne pas encore vraiment savoir dans quoi elle choisirait finalement de se spécialiser, elle savait tout de même que ce ne serait pas en chirurgie plastique. Elle accrocha donc avec soulagement sa blouse dans son casier puis rejoignit sa voiture d'un pas fatigué. Parfois, elle se demandait à quoi cela pouvait bien servir qu'elle possède une voiture dont la seule utilité était de faire le trajet de l'hôpital à chez elle, et inversement. Elle se demandait même à quoi servait son appartement ; vu le peu de temps qu'elle y passait, elle aurait presque pu dormir à l'hôpital. Mais rien ne valait le confort de chez elle et la présence de sa colocataire, ce qui la motivait à rentrer tous les soirs et à ne pas se laisser aller à la flemme qui l'envahissait parfois.

Lorsqu'elle inséra la clé dans la serrure de son appartement, elle aurait bien volontiers filé directement dans sa chambre, et se serait directement endormie. Elle aimait peut-être son métier, mais elle n'en était pas moins complètement crevée. Et encore, aujourd'hui avait été un jour tranquille pour elle ; presque trop calme pour la tenir réellement éveillée là où elle ne pensait qu'à fermer les yeux. Elle ne rentrait qu'après une douzaine d'heures de travail, mais sous contrainte de leurs résidents qui avaient renvoyé la majorité des internes chez eux, l'hôpital étant plutôt calme pour le moment. Cela ne durerait pas, en effet. Mieux valait profiter du repos ainsi alloué avant de devoir enchaîner à nouveau des gardes interminables.
Elle aurait donc vraiment voulu se jeter sur son lit. Mais elle ne vivait pas seule, et cela par choix. Autant le sommeil pouvait combler sa fatigue physique, autant sans le soutien d'une amie toujours à ses côtés, il n'y avait rien pour calmer sa lassitude psychologique.

Elle rangea tout de suite ses clés dans son sac après avoir fermé derrière elle, accrocha sa veste au porte-manteau, et ses dirigea ensuite vers la cuisine et le salon pour voir si Norah était là. Visiblement non ; ce qui n'était en soi pas étonnant - Norah restait toujours le plus longtemps possible à l'hôpital. Nulle doute qu'elle obtiendrait une spécialité plus réputée qu'Eirene, et cette dernière avait largement conscience que même si elle se donnait à fond dans son boulot, ce n'était pas assez contrairement à certains qui y passaient toute leur vie étudiante. Mais Eirene n'avait pu se résoudre à abandonner ses amis les plus proches, ou encore Elijah, et tenait donc à conserver un minimum de vie sociale, même si cette dernière avait considérablement réduit. Peut-être s'en mordrait-elle les doigts un jour, mais en attendant, elle préférait avoir trouvé un équilibre qui lui convenait. Lorsqu'elle aurait enfin décidé dans quoi elle voulait se spécialiser, là, elle pourrait se battre pour cela.

Norah ne devrait pas tarder, étant donné qu'il était prévu qu'elle ait aussi sa soirée. En attendant, Eirene passa à travers le salon pour rejoindre sa chambre - elles avaient eu la chance de trouver un appartement assez spacieux, et pour un loyer raisonnable compte tenu de leurs salaires d'interne -, laissa tomber son sac sur le sol et détacha ses longs cheveux remontés en queue de cheval avant de s'affaler sur son lit. Elle resta ainsi quelques minutes, les yeux fermés, profitant simplement du silence qui avait remplacé les bruits de bippeurs et de portes de chambre coulissantes. Elle s'obligea néanmoins à se relever vite - sinon elle n'en serait plus capable - et se rendit dans la salle de bain pour se passer un coup d'eau sur le visage. A ce moment-là, elle entendit la clé tourner dans la serrure, et se douta que Norah avait dû rentrer. « Eirene ? » Se séchant longuement le visage, elle éteignit la lumière et repassa dans le salon, où elle trouva sa meilleure amie affalée sur le canapé, une bière à la main. Juste affalée. Une moue moqueuse étira les lèvres d'Eirene ; Norah affichait une mine tellement décrépite que cela la faisait presque rire. « Fais pas cette tête, ils seront toujours là demain tes patients ». Voir de quelle manière l'hôpital manquait si vite à Norah en était parfois déstabilisant.

Attrapant quand à elle la bouteille d'eau qui dépassait de son sac, elle but quelques gorgées avant de se laisser tomber à côté de Norah, la tête renversée sur le dossier du sofa. Puis, sans relever sa tête, elle tourna son visage vers la brune, avant de sourire, malgré la fatigue qui transparaissait à travers ses traits. « Allez, lâche-toi, je suis là pour ça ». Et puis, se concentrer sur les problèmes de Norah lui permettrait de mettre en veille son propre dysfonctionnement mental pendant un temps supplémentaire.