- 12/02/1990 - Patiente #169 Maxine Reddington - Enregistrement #1
Elles étaient toutes les deux assises face à face depuis une bonne trentaine de minutes. Le silence était rythmé par la seule aiguille de l'horloge. La lumière filtrait agréablement dans la pièce. «
Qu'est-ce qui vous amène ici mademoiselle Reddington ? » Les bras croisés sur sa poitrine, l'adolescente demeura interdite, le regard à moitié dans le vide. La voix de la quarantenaire semblait à peine l'atteindre. Et sa mastication de chewing-gum dérangeait Max au plus haut point. Cette psy ne manquait pas d'air. «
Vous savez très bien pourquoi je suis ici. » Répondit-elle néanmoins. Ses yeux vinrent se planter dans ceux de son interlocutrice. Froids. Durs. Une partie d'elle était ennuyée, l'autre ne voulait simplement pas raviver ces douloureux souvenirs. «
Écoutez... Je vais bien. Tout va bien. Le ciel est bleu, les oiseaux chantent, les bébés pleurent. Le monde continue de tourner. Alors pourquoi vous n’appelleriez pas mes parents pour leur dire à quel point tout ceci est stupide, grotesque et sans intérêt ? Ça nous économiserait à toutes les deux de la salive, de l'énergie et du temps. » Son ton était agressif. Sur la défensive. Avec une pointe de sarcasme sans doute. Elle ne supportait pas qu'on fouille dans sa tête. Elle ne supportait pas qu'on la prenne pour une pauvre petite chose fragile. Pourtant, c'était ce qu'elle demeurait. Une pauvre petite chose fragile. Elle commença nerveusement à se triturer les ongles. «
Si tout va si bien mademoiselle Reddington, pourquoi persistez-vous à éviter le sujet ? » Rétorqua la plus âgée d'une voix calme et apaisante... Contrairement à son chewing-gum. Cette peau de vache marquait cependant un point. En guise de réponse, l'adolescente lui offrit un sourire cynique et un brin provocateur. «
Parce que j'ai dix-huit ans et que ma première préoccupation est de vous contrarier, vous autres, ô adultes tous puissants ? » Le visage serein et surtout immuable de la psy ne bougea pas d'un pouce. Celle-là n'allait définitivement pas être une partie de plaisir. «
Et pour l'amour de Dieu, débarrassez-vous de ce condensé chimique que vous mâchez depuis la dernière demie heure. » Définitivement pas une partie de plaisir. La quarantenaire faillit lui offrir ce même sourire cynique et lui envoyer le chewing-gum à la gueule. Mais elle se ravisa : c'était politiquement incorrect. Et puis, c'était son métier d'écouter les gens brisés et de les recoller. Ou au moins, d'essayer. Elle avait connu pire. Cela dit, elle avait aussi connu plus poli. «
Je vous ferai le plaisir de m'en débarrasser une fois que vous consentirez à me parler. Vous ne souhai-... » C'en était trop. L'adolescente la coupa dans son élan, visiblement divisée entre tristesse, honte et rage. «
J'ai été violée ! Vous êtes contente maintenant ?! Je peux partir et oublier votre horrible tronche ou vous voulez aussi que je vous épelle le mot ? » Un hurlement. Des larmes. Un soulagement. Un premier pas vers la guérison, peut-être.
- 22/12/1990 - Patiente #169 Maxine Reddington - Enregistrement #15
Même après quatorze sessions à son actif, elle avait toujours la même impression désagréable de déjà vu. Mais ces rendez-vous étaient devenus sa nouvelle routine. Une véritable bouffée d'air frais. Le phare qui l'empêchait de se perdre en plein milieu de l'océan que représentait la vie. Les derniers mois avaient été atroces : la grossesse, le regard d'autrui, l'opinion générale... Et malgré ces obstacles, elle avait quand même réussi sa première année de médecine. L'abandon n'était pas une option. Pas après ce qu'elle avait traversé pour en arriver là. «
Comment allez-vous Maxine ? Les cours se passent bien ? » Ses lunettes sur le front, la quarantenaire observait l'adolescente de ses yeux bienveillants... Toujours un chewing-gum à la bouche, ceci dit. Max leva un sourcil dubitatif. Pourquoi ne pas parler de la pluie et du beau temps pendant qu'elles y étaient ? «
Ça va. » Si sa psy voulait jouer, qu'elle joue. Seule. Elle ne se sentait pas d'humeur à tourner autour du pot. Et d'importants examens l'attendaient à la fin des vacances de noël. «
J'ai réussi mon premier semestre. Première au classement. » Précisa-t-elle néanmoins avec une pointe de fierté dans la voix. Elle aimait se lancer des fleurs, rien de nouveau. Surtout depuis que
c'était arrivé. Elle ressentait le besoin constant de prouver sa supériorité. Son indépendance. Sa force de caractère. «
Une chance que vous soyez en vacances pour profiter de cette réussite en famille. » Une constatation qui crispa automatiquement la mâchoire de Max. Elle voyait très bien où sa psy voulait en venir. «
Si vous avez quelque chose à dire, dites-le. » Cracha-t-elle sèchement. Toujours aussi aimable. La psy força un sourire et continua de mastiquer son chewing-gum. Si cette teigne avait été sa fille, elle lui aurait filé une bonne baffe. Circonstances atténuantes, circonstances atténuantes, continuait de se répéter la quarantenaire tel un mantra. «
Comment vont vos enfants ? » Bonne question. Elle se la posait elle-même. Ou pas d'ailleurs. L'adolescente ne voulait plus rien à voir à faire avec eux. Ses doigts s’agrippèrent au fauteuil. Ses phalanges blanchissaient à vue d’œil. Elle relâcha cependant sa prise d'un coup vif et décida d'afficher un sourire. «
Ma mère s'en occupe. Ils vont bien. Oui, ils vont bien. » Son ton était trop détaché pour être vrai. On aurait presque dit qu'elle essayait de se convaincre elle-même. En réalité, elle ne les avait pas revu depuis leur naissance. C'était pour cette raison qu'elle passait noël seule, chez elle, plutôt que chez ses parents. Voir ces têtes rousses lui donnait la nausée. Elle repensait chaque fois à
cet homme là. «
Et votre mère ? Comment vit-elle la situation ? » L'adolescente demeura muette. Sa mère, dont elle avait autrefois été si proche lui semblait désormais complètement étrangère. Elle avait tout perdu depuis cette fameuse nuit. Tout.
- 07/06/2003 - Patiente #169 Maxine Reddington - Enregistrement #234
Maxine se trouvait à nouveau dans le bureau de sa psy. Une vieille habitude qui ne l'avait jamais quittée. Elle avait grandi. Mûri. Appris à faire la part des choses. Les dernières sessions s'apparentaient plus à des rendez-vous amicaux qu'à de réelles visites chez un psychologue. Les deux femmes sirotaient d'ailleurs chacune un verre de vin. «
Alors Maxine. Comment vas-tu ? » Max haussa les épaules tout en prenant une nouvelle gorgée de son breuvage. «
Comme d'habitude, je suppose. » Les jambes croisées et le dos bien droit, la récente trentenaire paraissait figée dans son éternelle condescendance. Un long soupir s'échappa des lèvres de la psy. «
Tes nouvelles prérogatives te plaisent ? » Oui ? C'était ce qu'elle avait toujours souhaité. Une carrière professionnelle resplendissante. Tout son dur labeur payait enfin. Mais à quel prix ? Elle avait écrasé un nombre incalculable de personnes sur son chemin pour la gloire et la prospérité. «
Parfaitement. Je ne pouvais pas rêver mieux. » C'était devenue une femme impitoyable. Forte. Sans failles apparentes. La future diva de la chirurgie plastique. Le pire cauchemar des résidents et internes. «
Je vois. Et tes enfants ? Ils vont bien ? » Max continua de siroter du vin d'un air qui se voulait détaché. Ils devaient avoir quoi ? Douze ans ? Treize ans ? Elle ne les avait pas revu depuis leur naissance. Enfin, techniquement si, elle les avait vu. A l’hôpital, des fois. Pour son fils paraissait-il. Les bruits de couloir le disait sourd. Hormis ça, elle ne s'était jamais réellement intéressée à ce qu'il avait. Elle leur envoyait tout juste une carte postale à noël, alors... «
Appelle ma mère. Elle se fera un plaisir de te dérouler leur pedigree. » Répondit-elle d'une voix sarcastique. Maxine considérait que sa mère l'avait abandonnée pour eux. Et quand elle daignait l'appeler, c'était toujours pour lui faire l'éloge de ses petits-enfants et/ou tenter de réconcilier la famille. Chose qui, soyons honnêtes, n'allait jamais arriver. La jeune femme avait fait une croix sur sa progéniture depuis longtemps. «
Ne sois pas si dure avec ta mère. Qu'est-ce que tu aurais voulu qu'elle fasse ? » Elle avait beau ne plus être qu'à moitié sa psy, elle l'était toujours assez pour toucher les points sensibles de Maxine. Points sensibles qui n'étaient d'ailleurs plus si sensibles. «
Elle aurait pu les vendre, par exemple. » C'était dit sur un ton ironique, évidemment. Mais elle n'en pensait pas moins. Son côté vénal avait peut-être tendance à trop ressortir ces temps-ci. Un nouveau soupir s'extirpa des lèvres de la quinquagénaire. «
Tu devrais songer à lire la Constitution un de ces jours. » Cynique. Elle avait pris l'habitude de l'être en compagnie de Maxine. Le bipeur de celle-ci se mit d'ailleurs à clignoter. Elle se releva nonchalamment avant d'enfiler son trenchcoat crème. «
Le devoir m'appelle. A la prochaine, doc. » Le devoir hein ?