Des larmes, tu en as vu couler par centaine dans les longs couloirs de l’hôpital, des gens détruits, anéantis. Brisés. Mais toi, ô toi, tu t’es toujours retenue de faire dans les sentiments. Le professionnalisme d’abord, disais-tu. Pourtant, en ce jour maudit de mars 2013, tu n’as pu t’empêcher d’aller t’isoler en salle de repos pour laisser toute ta peine t’échapper.
On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres jusqu’au jour où cet autre, c’est toi. Dans tes mains tremblantes, tu tiens encore ces quelques clichés radiographiques demandés quelques jours plus tôt. Tu le savais bien, que quelque chose n’allait pas. Ces vertiges de plus en plus nombreux, cette fatigue de plus en plus constante, cette perte de poids non désirée… Tout cela ne devait pas être anodin, ton instinct de médecin te l’avait bien soufflé. La porte refermée derrière toi, tu finis par lâcher ces quelques documents avant de te laisser tomber au sol, le cœur serré, l’esprit lourd. Pour la première fois, tu n’arrives pas à te contrôler. Ces larmes amères coulent en flot constant le long de ton visage défait. Tu as l’impression de ne même plus savoir qui tu es. Soudainement, des pas se firent entendre dans la pièce mais tu n’en tiens même pas compte. Tes yeux fixent le sol, tu ne veux plus affronter le regard de tes collègues. Mais il est là, il se baisse face à toi et récupère les radiographies qu’il s’empresse d’examiner à la lueur de la fenêtre.
« Bordel… », l’entends-tu marmonner.
« Noreen dis-moi que ce n’est pas à toi, pitié… ». Sa main s’empare de la tienne. Sa pitié tu n’en veux pas. Cette foutue tumeur tu n’en veux pas non plus d’ailleurs. Toujours incapable d’affronter son regard, tu laisses un long silence peser, tu ne veux pas lui avouer, tu es incapable de le dire. Pourtant, il te connait par cœur et sait parfaitement que ce mutisme soudain, ce n’est pas toi. Il comprend que tu n’es plus seule, que tu vis avec ce démon qu’est la maladie. La tension était plus que palpable et un certain mal-être s’était engouffré dans la pièce où vous stagniez tous les deux. Sans trop chercher à en savoir plus, il vient doucement te serrer contre lui. Son soutien, tu en auras probablement besoin car tu le sais parfaitement, tu es en train de vivre le premier jour d’un calvaire phénoménal.
✄ ✄ ✄
Installée dans la salle de chimiothérapie, tu ne peux t’empêcher d’appréhender cette première séance. Pourtant, tu as eu l’occasion d’assister à de nombreuses administrations mais cette fois-ci, ce n’est plus pareil. Tu vas devoir en subir les effets négatifs et tu ne t’en sens pas forcément la force. L’infirmier s’approche de toi pour procéder à l’injection et dès les premières secondes, tu sens une sorte de vent glacial te parcourir les veines. La réalité, c’est que tu es terrifiée. A côté de toi, une patiente visiblement habituée prend le temps de t’expliquer son parcours ainsi que les effets secondaires auxquels tu vas devoir t’attendre. Tu n’oses même pas lui affirmer que tu travailles dans le corps médical, à quoi bon ? Aujourd’hui tu n’es plus médecin mais malade. Aujourd’hui tu n’es plus rien. Elle est étrangement sereine et tu l’envie pour ça. Comment fait-elle pour sourire et plaisanter alors que votre avenir est chamboulé, que vous n’êtes même pas certaines d’être encore en vie dans quelques mois ? Comment fait-elle pour garder ce moral sans faille avec les suites de ce traitement si désagréable ? En l’espace de quelques séances toi, tu auras perdu toute motivation. Certes, ce type de chimiothérapie avait la chance de ne pas te faire perdre tes si précieux cheveux mais, les vomissements, la fatigue… tu trouvais tout cela invivable au point que tu as même songé à arrêter de te batte, à arrêter la thérapie. Mais chaque fois tu continuais, chaque fois tu sombrais un peu plus. Rentrant petit à petit dans un état de plus en plus critique, ton cas inquiétait tes collègues qui cherchaient à ne pas te le montrer. Mais tu n’étais pas naïve.
« Si on continue comme ça, je ne m’en sortirais pas. Opère-moi ! » lanças-tu un beau matin d’Aout sous le regard médusé de l’oncologue qui ne perdit pas une seconde pour te mettre en garde.
« Tu as conscience que c’est le genre de tumeur complexe à enlever de par son emplacement ? Tu as une chance sur trois voire une chance sur quatre seulement d’y réchapper ». Sous ces mots, tu t’étais mise à rigoler nerveusement. Bien évidemment que tu le savais, tu avais eu des mois entiers pour étudier la solution qui te paraissait la plus adéquate.
« Si j’y passe pas pendant l’opération, j’y passerai dans quelques mois dans une douleur que je n’ai même pas envie de connaître. Je veux prendre le risque, j’en suis sûre. ». Tes désirs écoutés, tu entrais finalement en salle d’opération dès le lendemain.
✄ ✄ ✄
« J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi » t’annonça-t-il alors que tu étais encore à peine remise de l’anesthésie.
« La bonne c’est que tu es en vie, mais ça tu n’as pas eu besoin de moi pour le constater. La mauvaise c’est que je n’ai pas réussi à ôter toute la tumeur. Il en reste encore un bon tiers mais, diminuée comme elle a été, j’ai bon espoir que la chimio fasse enfin son effet ». Tu soupires alors. La chimio tu n’en peux plus, tu n’y crois plus. Mais tu y retourne car tu n’as pas le choix.
Il faut y croire , ne cessait-on pas de te rappeler. Portée par les espoirs de tes amis, tu as réussi à trouver cette force qui te faisais tant défaut au début de la maladie. Aujourd’hui, tu te surprends à rassurer les nouveaux patients tout comme on le faisait autrefois pour toi, tu te surprends à rire, à espérer. Tu y crois enfin.
« Il faut penser positif et tu feras fuir le négatif » t’avais confié un ancien malade avant d’être transféré dans un autre hôpital. Au fond, sans doute avait-il raison puisqu’il y a quelques semaines, tes résultats d’examens démontraient que ta tumeur avait encore diminué. Une bonne nouvelle qui te fait te sentir mieux de jour en jour. Bien évidemment, tu n’es pas encore sortie d’affaire et la roue peut rebasculer du mauvais côté à tout moment… Mais tu ne veux même pas y songer. Jamais tu n’as été aussi confiante quant à une potentielle rémission. Depuis quelques jours, tu te surprends même à vouloir reprendre tes activités, déambulant dans les couloirs, laissant traîner tes oreilles à l’écoute des différents problèmes des patients.
« A mon avis tu as laissé passer un truc. A ta place je le transférerais en neuro pour un scanner cérébral ! » affirmes-tu en regardant un dossier qui trainait sur le bureau de ton collègue le plus proche, de ton ami le plus fidèle, de ton plus grand soutien. En t’écoutant, il laisse rouler son regard vers le ciel.
« Noreen, retournes te reposer, tu n’as rien à faire là ! ». Tu lui offres alors ton plus beau sourire. Puis, plongeant ton regard dans le sien, tu prends le temps de répliquer avec cette fameuse phrase que tu ne prononceras probablement pas qu’une seule et unique fois :
« Je suis malade, pas morte. En conséquence je peux encore travailler et crois moi, j’espère bien que tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement ! ». Et visiblement… tu as aussi retrouvé assez d’énergie, de force et de conviction pour redevenir la femme têtue que tu as toujours été.