Le mot misère résume parfaitement ton enfance. Un appartement de misère dans un quartier de misère. Des voisins de misère, une chambre de misère. Des revenus de misère, un père de misère et une mère misérable. Des vêtements à moitié foutus, des affaires scolaires à bas prix qui se cassaient après deux mois d’école. Le
plic plic incessant de la fuite d’eau dans la salle de bain juste à côté de ta chambre. L’odeur d’alcool et de clope dans le salon. La bouffe en boîte, quand y avait à bouffer. Les pleurs de ta mère, les cris de ton père. Le « enlève tes lunettes » humiliant de ton géniteur avant qu’il ne te colle une baffe, parce que ça coûte déjà trop cher pour un gosse comme toi. La toux grasse de ta frangine que t’as entendu pendant des mois parce que y avait pas assez de pognon pour acheter des médicaments. Et pourtant, aujourd’hui, t’es le type qui roule sur une moto flambant-neuve, qui vit dans un appartement super classe et qui va tous les jours à l’hôpital, pour y enfiler ta blouse de médecin. Ton père s’étoufferait s’il apprenait que la petite vermine que t’étais a réussi à devenir titulaire dans un grand hôpital. Heureusement pour lui, il est déjà mort.
Abandonne. On t’a souvent conseillé cette idée. T’auras jamais assez de thunes pour te payer tes études, un type comme toi peut pas devenir médecin.
Laisse tomber. T’as commencé à travailler au black à quatorze ans, pour aider ta mère et tes sœurs. A seize ans, tu t’es trouvé un job minable dans une usine qui t’a cassé le dos pendant trois ans. Puis t’as eu ton diplôme avec des notes frôlant la perfection. On t’a remarqué, t’as eu droit à une bourse, mais t’as quand même continué de travailler, à côté. Gardien de nuit dans un immeuble, tu potassais ton anatomie en disant bonsoir à Mrs Jones et en souhaitant une bonne journée à la petite Jenny. A l'université, on se foutait de toi, on disait que tu y arriverais jamais, entre ton job et l'école. Pourtant, t'as persévéré, tu t'es accroché, t'as trimé comme un malade, jusqu'à oublier les mots
vie sociale et
sommeil. Les cernes qui bouffaient tes joues, tes bâillements interminables, la cafetière en perfusion. Mais t'as combattu les chutes de tension, t'as pas relevé la tête et t'as réussi à devenir interne. Là encore, on a dit que tu finirais par craquer. Mais non, certainement pas. Tu t'es battu, t'as piqué des cas, t'as fait des crasses à tes collègues, et t'as
réussi.
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T'as envie de vomir. Le résultat est formel, il n'y a pas d'erreur possible, tu le sais, tu as fait le test trois fois.
CANCÉREUX. Les lettres dansent devant tes yeux et te donnent le tournis. Tu pensais que c'était terminé, vous le pensiez tous. T'étais supposé avoir fait du bon boulot, l'avoir
sauvé. Mais tu n'as rien réussi du tout, car le cancer de William est de retour. Il s'est battu comme un acharné la première fois, Alex et toi l'avez soutenu du mieux que vous pouviez et vous pensiez qu'il était tiré d'affaire, qu'il allait pouvoir mener une vie normale, pourquoi pas fonder une famille un jour. Tes doigts tremblent et tu passes une main dans tes cheveux, dépassé. Tu vas devoir lui annoncer, c'est ton devoir, tu es son médecin. Tu aurais préféré ne jamais avoir à lui dire une chose pareille, mais tu n'as pas le choix. Ce genre de nouvelle est difficile à annoncer à tes patients, c'est la partie de ton boulot que tu détestes, mais la perspective de pouvoir les aider et les sauver te motive. Là, c'est différent. Parce que William n'est pas un patient. William est ton meilleur ami. Le pilier central de ton existence, la figure rassurante vers laquelle tu peux te tourner quand tu as des doutes. Il est le seul à te comprendre vraiment, à partager ton humour et tes bêtises. Vous vous connaissez depuis plus de dix ans, putain. Vous avez partagé des choses incroyables, vous êtes comme des frères.
Non, c'est encore plus que ça.
« Fait chier, » tu marmonnes dans ta barbe. Aujourd'hui, tu détestes ton boulot. Et pire encore, tu te hais de tout ton être pour avoir échoué. Tu es son médecin, son ami le plus proche, tu étais sensé tout faire pour qu'il soit de nouveau capable de mener une vie normale. T'as l'impression de l'avoir laissé tomber, d'être un moins que rien. Tu laisses tomber la feuille sur ton bureau et tu tends la main vers ton téléphone. Tu hésites, quelques secondes. Tu dois le faire, c'est comme ça. Tes dents viennent meurtrir ta lèvre inférieure mais tu te décides enfin. Tu t'empares du combiné et tu composes le numéro de Will, de tête. Ça sonne dans le vide et tu finis par tomber sur sa messagerie. C'est peut-être mieux comme ça.
« Will, c'est Charlie. J'ai les résultats de ta biopsie. Tu peux passer à l'hôpital ? Je... Salut. » Tu raccroches et tu te traites de triple idiot. T'aurais voulu que ça passe pour un appel normal, mais ça se sent clairement que tu crèves de douleur, de l'autre côté de l'appareil. Pauvre con. Tu serres les dents et tu te prends le visage entre les mains. Aujourd'hui, tu détestes
vraiment ton boulot.
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Il pose ses lèvres sur les tiennes. C’est désespéré, ça sent le whisky, mais c’est chaud. C’est doux. Il se recule et tu croises son regard. Tu réfléchis pas. Vraiment, ton cerveau est comme déconnecté, baignant dans un épais brouillard. Alors tu y retournes. Tu goûtes à nouveau à ces lèvres. Le contact te tire un frisson et tu fermes même les yeux. Tu profites, comme si c’était la première et la dernière fois, parce que ça devait l’être. William s’écarte enfin.
« Me laisse pas seul. » dit-il et tu te sens faible. Tu soupires, mais tu hoches la tête et tu le reconduis jusqu’à ton lit, là où il aurait dû rester sans faire d’histoires. Tu t’allonges à ses côtés et tu passes un bras autour de lui. Naturellement, il vient se blottir contre toi. Il ne lui faut pas longtemps pour que sa respiration se fasse régulière. Son corps est chaud,
vivant. Tes yeux s’égarent sur son visage et tu repenses à ce qui vient de se passer. Il t’a embrassé. Ses lèvres de gars qui a trop bu se sont posées sur les tiennes. Et toi, comme un connard, t’as répondu. Pire encore, tu l’as embrassé à ton tour. Une terrible envie de fuir te prend aux tripes. T’avais jamais embrassé un garçon avant ce soir. T’y avais même jamais pensé une seule fois, personne ne t’as jamais donné envie de le faire. Personne, à part William, en cet instant précis. T’as jamais pensé à lui de cette manière. C’est ton meilleur pote, vous êtes proches, mais pas
comme ça. Pourtant, la simple idée qu’il puisse te quitter un jour te torpille le cœur et t’as conscience que ça, c’est pas normal. Pourtant, quand il t’a embrassé, t’as pas trouvé ça dégoûtant, ni mal placé. Non, t’as apprécié, et t’en as redemandé.
Il est marié. Avec une fille géniale, une fille que t’adores. Il est marié, et il est malade. Blessé, fragile. Il a bu, et toi, t’as profité de ça pour l’encourager dans une pulsion étrange qu’il n’aurait jamais eue s’il n’avait pas sifflé cette bouteille de whisky en ta compagnie.
Pauvre type. Tu sais pas ce qui vient de se passer. T’aurais dû arrêter tout ça, le repousser. Mais bordel, t’aurais jamais pu. Tu te mords la lèvre inférieure et tu détournes le regard. Pourtant, inconsciemment, ton corps se presse un peu plus contre celui de William.
Pour lui tenir chaud, pour le réconforter. Tu te mens à toi-même et c’est pire que tout. Tu prétends jouer les saint-bernards parce qu’il en a besoin, alors qu’au fond, c’est juste parce que tu peux pas vivre sans ce gars. Parce que votre amitié s’est transformée en un truc étrange que t’as pas envie de décortiquer. Parce que ça foutrait une merde infinie. Parce que t’as pas envie de blesser qui que ce soit. Parce que t’as la trouille.
« Et merde, » tu murmures d’une voix rauque. Personne ne peut t’entendre ni te voir. Heureusement, parce que t’as presque envie de chialer, tellement tu te sens minable.